Laura était assise sur le bord de son lit. Elle avait fini ses bagages pour son départ au CEVI. Ils étaient prêts devant la porte d’entrée. Sa chambre était bien rangée. C’était une chambre très modeste, avec pour seul élément de décoration, un vieux poster d’un chanteur américain célèbre. Le reste de sa chambre était dans un style minimaliste, voire un peu triste: pas de fleur, pas de plante, pas de couleur, pas de bougie, juste une table, une armoire pour les vêtements, une chaise et un lit. A côté d’elle, sur l’édredon du lit refait, se trouvait une lettre du CEVI qu’elle venait de déposer et qu’elle venait de relire pour la dixième fois. C’était une lettre admirablement bien écrite qui lui donnait un peu de baume au cœur après ces dernières semaines difficiles.

La lettre de Francis

C’était la première lettre qui lui avait été envoyée par le CEVI pour lui signifier que sa candidature avait été acceptée. Elle avait été envoyée dans une enveloppe au papier épais, scellée par un cachet de cire fondue. Sortie de son enveloppe, la lettre elle-même, était décorée par des enluminures représentant des décors mythiques faits de temples grecs, de pyramides et de cathédrales. Écrite à la main avec une encre foncée et brillante à la fois.

Laura se demandait pourquoi cette mise en scène Moyenâgeuse lui plaisait autant. Elle la connaissait presque par coeur :

Chère Laura,

J’ai l’honneur de vous écrire cette lettre pour vous annoncer que vous avez été admise au CEVI de Schaerboek. Je vous enverrai les détails d’organisation dans un courriel séparé, ce n’est pas pour ces détails pratiques que je vous écris.

Vous venez de prendre une décision qui va bouleverser votre vie pour toujours. Et avant votre arrivée, je veux que vous sachiez une chose, Laura. La vie au CEVI n’est pas la même que la vie réelle. Soyez prête à abandonner ce que vous avez appris par le passé.  Les possibilités que vous offre cette nouvelle expérience sont infinies. Soyez prête pour le meilleur. Le plus difficile sera d’ouvrir votre esprit à tant de nouvelles choses nouvelles, passionnantes et bouleversantes. Tout va changer pour vous :  votre perception du monde extérieur et votre perception de vous-même.

Le CEVI est vraiment l’endroit où vous pourrez aller au bout de vos rêves. Alors, emportez avec vous vos rêves les plus fous, Laura.

Si vous retenez ces quelques lignes, vous aurez de quoi affronter toutes les situations.

Encore un conseil avant de vous quitter : veuillez considérer les autres résidents du CEVI avec bienveillance : c’est votre nouvelle communauté, vous allez faire partie de ce groupe.

“In qua stella erranti natus es ?” (Dans quelle planète es-tu né ?)

Signé : Francis

Ding-dong, le taxi l’attendait à l’entrée. Elle ne n’avait pas voulu que son père la conduise à son grand désarroi.

“Adieu morosité” se dit-elle. Elle se leva, contourna son lit et alla arracher le vieux poster du chanteur américain que je lui avais offert et le jeta dans sa poubelle, ensuite elle alla à son bureau et retourna la photo de sa famille face contre terre. “Adieu famille”. Ensuite, elle prit sa valise et s’en alla.

A son arrivée, elle remarqua que de hautes grilles en fer entouraient toute la propriété du CEVI. Le taxi dut la déposer devant. 

Avec ses bagages à la main, le cœur serré, elle se présenta à l’entrée. Un garde robuste mais un peu gras parlait avec un monsieur moustachu plus grand que lui qui ressemblait à un gentleman londonien dans son veston vert et sa chemise jaune moutarde. Son pantalon en velours côtelé vert était assorti à son veston. “Veuillez m’excusez, je dois accueillir une invité” dit-il en prenant congé du garde comme s’il s’agissait d’un diplomate haut placé.

  • Bienvenue au CEVI Mademoiselle Gasparso, dit-il, j’ai l’honneur de vous accueillir en cette première journée, on m’a averti de votre arrivée. Je suis Monsieur Pontfrais et je vais vous conduire à vos appartements. Vous avez fait bon voyage ?
  • Oui merci, bonjour Monsieur. C’est très aimable.
  • C’est tout ce que vous avez comme bagage ? Veuillez m’accompagner, je vous prie.

Tout en suivant Monsieur Pontfrais, Laura se demandait pourquoi elle se sentait si mal à l’aise face à ce monsieur poli. Ce n’étaient pas ses manières vieux jeu mais ses lunettes cerclées aux verres ronds dont les reflets masquaient ses yeux. 

Elle suivit silencieusement Monsieur Pontfrais. Il monta d’abord une légère montée sur un sentier recouverts de petits galets blancs qui séparait deux grandes pelouses vertes bien coupée et se dirigea vers un large bâtiment blanc style renaissance. Monsieur Pontfrais marchait les mains derrière le dos. Sa démarche était un peu raide et il se tenait légèrement penché vers l’avant. Quand ils entrèrent dans le bâtiment principal, il furent accueillis dans un large hall luxueux garni de colonnes en marbre, de lustres et de statues représentants des héros de jeu vidéo de toutes les époques. En face, une très large volée d’escaliers menait au premier étage. Monsieur Pontfrais se contenta de signaler que les bureaux administratifs du CEVI se trouvaient au bout de ces escaliers, au premier étage. Puis il indiqua la route à suivre, le couloir à sa droite.  Au bout d’une vingtaine de mètres, il s’arrêta pour indiquer à Laura la salle de réunion dans laquelle les nouveaux allaient se retrouver plus tard. Une plaque de métal y indiquait “Salle des créations” sur la porte. La salle est toujours fermée, seuls quelques privilégiés peuvent accéder à cette salle, il y a évidemment, Daviso, le directeur, Francis que vous allez rencontrer tout à l’heure à dix-sept heures, Rubic, un programmateur expert et votre serviteur dévoué, ajouta, la main sur la poitrine, Monsieur Pontfrais en feignant l’humilité.

Ensuite, ils continuèrent leur route, traversèrent tous les couloirs dénudés du très large bâtiment carré et prirent les escaliers à l’arrière du bâtiment, une entrée, certes moins spectaculaire que le hall de l’entrée du bâtiment mais qui avait son charme. De là, ils montèrent jusqu’au deuxième étage et Monsieur Pontfrais accompagna Laura jusqu’à sa nouvelle chambre. Arrivé au seuil de la porte, Monsieur Pontfrais s’arrêta à côté de la porte et indiqua l’entrée à Laura :

  • Je vous en prie, veuillez entrer. Je ne pense pas qu’il soit utile que je vous précise où se trouve le lit, la salle de bain, le bureau ou l’armoire, vous en saurez gré. Je vous remets la clé. Elle est à vous seule, tout comme cette chambre, je vous rappelle qu’il est interdit d’accueillir quelqu’un dans sa chambre, c’est votre endroit privé, veuillez bien l’entretenir.
  • Oui, j’ai lu cela dans les règles, je suis au courant, répondit Laura.
  • Bien, vous m’avez l’air d’être une fille raisonnable et je me plais à imaginer que tout le monde soit aussi raisonnable que vous, dans un monde idéal. Quant à moi, il est temps d’aller accueillir l’invité suivant. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, veuillez venir me trouver, mon bureau est au bout de ce couloir, ici à droite. N’oubliez pas à dix-sept heures, la réunion d’accueil dans la salle que je vous ai indiquée, conclut Monsieur Pontfrais en faisant un léger signe de tête. “Je suis honorée d’avoir fait votre connaissance” lui dit Laura à voix haute, et quand Monsieur Pontfrais s’enfonçait dans le long couloir, elle ajouta pour elle même à voix basse “monsieur l’inspecteur de Scotland Yard”.

Réunion d’accueil

Laura rangea les vêtements de sa valise. Ses vêtements étaient bruns, gris ou noir. Avant de partir vers la réunion d’accueil, elle se dévisagea fixement dans la glace. Elle y voyait une jeune fille avec de jolis traits symétriques, habillée de manière trop sage pour son âge mais avec des yeux un peu tristes. Elle essaya de prendre une pause, la main sous le menton ou le visage de profil en souriant. Mais dès qu’elle s’arrêtait, les yeux tristes et fixes revenaient. Alors, elle sortit les griffes et prit une pose agressive en montrant ses dents devant le miroir puis s’en alla à la réunion.

Quand elle arriva à la porte d’entrée de la salle des créations, celle-ci était déjà ouverte. La pièce était en total contraste avec les couloirs dénudés du bâtiment. La pièce était si richement décorée qu’elle faisait penser à une création artistique, des tapis persans recouvraient le sols et représentaient des scènes de guerriers sur chevaux livrant des batailles dans le désert, le plafond était assez bas pour la pièce, en bois foncé et décoré de bas relief représentant des scènes religieuses comme le chemin de croix du Christ, la dernière scène ou la multiplication des pains. Sur le mur du fond, de chaque côté de la cheminée en marbre, il y avait deux vieilles bibliothèques en bois remplies de vieux livres aux formats les plus divers et faits d’épaisses couvertures avec des décorations faites à la main, comme des armoiries familiales de nobles familles ou des lettres dorées en relief. Sur la cheminée elle-même, il y avait trois rangées de candélabres dont les hautes bougies rouges baignaient la pièce d’une lumière chaleureuse et réconfortante. Au centre de la pièce, trois canapés aux accoudoirs richement rembourrés attendaient les invités. En face de ces trois canapés, un fauteuil luxueux et imposant trônait et dans lequel, personne n’avait osé s’asseoir. Tout autour d’eux, les statues de dieux grecs, de bouddhas ou d’animaux de la mythologie projetaient leur ombre vers les fauteuils du centre de la pièce. Quelques personnes étaient déjà occupées à siroter un apéro et discutaient sans se préoccuper de l’arrivée de Laura.

Une voix surprit Laura : “Est-ce que la spécialité de la maison pourrait vous aider à égayer votre ordinaire ?” Monsieur Pontfrais, un peu plus souriant et moins raide que la première fois, un large plateau à la main, lui proposa un apéro. Avec plaisir, Laura prit la coupe dans laquelle une olive trempait un liquide doré et remarqua à ce moment, une jeune fille blonde aux allures fantasques, assise dans un canapé et qui levait son verre dans sa direction, l’air ravie.

‘Ola beauté moscovitch, dit-elle à l’adresse de Laura. Puis-je vous demander dans quel magasin vous avez pu vous procurer ces éblouissants vêtements de la Stasi, ils vous donnent une aura de beauté glaciale ! Da tovarich !” Dit-elle, espiègle. “Venez vous asseoir ici, je commençais à croire que j’étais perdue dans un piège de la réalité virtuelle.” Laura la trouva instantanément sympathique et prit place à côté d’elle. La blonde, avec sa jupe trop courte, son rouge à lèvre bordeau et ses yeux trop maquillés trop foncés avait l’air d’une reine de la nuit à côté de Laura qui ressemblait plutôt à une souris de bibliothèque.

  • Moi c’est Blondie, et vous, c’est vous Madame Glasnost ?
  • Non, moi c’est Laura. répondit Laura en tendant la main et en forçant un sourire.
  • Oh wirklich Charmante ! Répondit Blondie en prenant la main et se pencha pour lui faire un baise-main de façon révérencieuse. Ah non, ce n’est pas cet accent-là, ria-t-elle. Vous avez des manières qui ne sont plus de ce monde, continua Blondie en riant.

Laura prit une gorgée de l’apéro. Il était légèrement alcoolisé et le goût sucré était indéfinissable mais assez subtil et séduisant. 

  • Et sinon, c’est ton premier jour ? Demanda Laura, pour lancer la conversation.
  • Attention, alerte B.G. répliqua Blondie, soudain concentrée sur le nouvel entrant dans la salle, un beau jeune homme avec des cheveux noir mi longs encadrant son large front dégagé. Un long nez droit, des lèvres charnues et une forte mâchoire lui donnaient un air de beauté mythologique. On aurait pu dire que la statue d’Apollon s’était mise à marcher. 
  • Alerte quoi ?
  • Alerte B.G., alerte beau gosse ! Blondie se redressa sur son siège et essaya d’attirer l’attention sans en avoir l’air mais le jeune homme remarqua plutôt une jeune femme athlétique qui venait d’entrer à sa suite et qui capta toute son attention ainsi que celle des autres personnes de la pièce qui s’arrêtèrent un instant de parler pour la regarder. Il y eut un court instant où le brouhaha s’estompa presque complètement avant de reprendre comme avant. La nouvelle venue aurait pu être la sœur jumelle du bel Apollon, même si elle se tenait un peu plus droite que lui, était un peu plus grande et que sa présence dégageait une force intimidante. Ses yeux étaient grimés en noir comme si elle s’apprêtait à fêter Halloween. Jack et Catherine, puisque c’étaient leurs prénoms se virent offrir une coupe et s’installèrent en face de Laura et Blondie. Blondie leva son verre dans leur direction mais seul Jack la remarqua et leva aussi son verre. On ne pouvait pas dire si Catherine avait ignoré consciemment ou pas le signe de Blondie. Catherine avait penché la tête vers l’avant, laissant ses cheveux cacher son visage. 

La pièce se remplissait petit à petit d’autres invités mais personne ne prit les deux dernières places sur le dernier canapé.

Enfin, les deux derniers invités entrèrent dans la pièce, un jeune homme citadin d’un aspect élégant, un peu dandy avec des vêtements sophistiqués légèrement colle-au-corps. Laura sut que c’était Cyrill sans même lever les yeux et il était en grande conversation avec un homme de forte corpulence, moins grand que lui et qui se déplaçait en béquilles parce qu’il avait le genou dans le plâtre. 

Quand ces deux derniers invités prirent les dernières places de la pièce, un air de violon commença à charmer la pièce. Petit à petit, les conversations s’éteignaient les unes après les autres. Puis un piano nerveux vint donner un rythme staccato qui rendait la complainte du violon moins triste. Puis la musique s’arrêta comme elle était venue, sans prévenir.

Un homme d’une quarantaine d’années, la barbe courte et bien taillée, que personne n’avait vu entrer était contre le fauteuil doré que personne n’avait osé prendre et regardait amicalement les nouveaux venus. Il avait les cheveux peignés vers l’arrière et portait un jeans, des baskets surélevées et un veston violet vif dont les pans ouverts laissaient voir le t-shirt d’un manga de Dragon Ball qui recouvrait un ventre légèrement bedonnant. Il avait le nez un peu gros pour son visage et un menton en pointe. Quand il parlait, ses sourcils broussailleux s’animaient, tout comme ses yeux pétillants..

Francis se vit servir un verre par Monsieur Pontfrais qu’il accepta de gaieté de coeur, il proposa à Monsieur Pontfrais d’en prendre un également mais ce dernier déclina poliment et alla se placer discrètement debout dans un coin de la pièce d’où il garderait une bonne vue sur les invités.

“A votre santé” dit Francis amicalement, comme s’il parlait à ses vieux amis. “Mon ami Gérard a préparé ce cocktail spécialement pour vous, il a mis un petit quelque chose pour faciliter vos aptitudes sociales. Que pensez-vous de ce cocktail qu’il a baptisé “Enino Très” ? Demanda-t-il en levant ses sourcils comme si lever ses sourcils équivalait à un point d’interrogation.

Il y eut quelques murmures d’approbation. Laura reprit une gorgée.

“Bienvenue au Cesi” Ajouta-t-il. “Règle numéro 1” Clama-t-il, le sourire au lèvres.

Tout le monde sourit parce que tout le monde avait déjà vu cela dans un film. “Règle numéro un, il n’y a que moi qui peut appeler Monsieur Pontfrais, Gérard. Pour vous, ce sera Monsieur Pontfrais, sachez garder votre place ! “ Ses sourcils se levèrent et s’écartèrent en même temps. Cela devait être son point d’exclamation, nota mentalement Laura.  “Règle numéro deux, pas de sexe au CEVI” 

Il y eut un murmure de réprobation. “Allons ne vous fâchez pas, dit Francis sur un air conciliant. Cette règle n’est pas absolue, c’est surtout que vous devez surtout penser à bien vous protéger et on pourrait fermer les yeux. Mais si mesdemoiselles, il vous arrivait de tomber enceintes… “. dit-il en penchant la tête, “S’il vous arrivait de tomber enceintes, c’est le début d’ennuis interminables. En pratique, la personne finit souvent par partir dans de mauvaises conditions, seule, avec un bébé sur les bras et cela provoque beaucoup de tristesse, beaucoup de frustration… vous voilà donc prévenues.” Le public émit un murmure d’étonnement.

“Règle numéro trois, et si vous ne deviez en retenir qu’une seule, ce devrait être celle-ci.” Les sourcils de Francis s’étaient rapprochés en dessinant de petites rides sur le front de Francis. 

“Règle numéro trois, votre imagination est ce que vous avez de plus précieux ici. Ce sera, dans toutes les circonstances, votre meilleur atout”.

“A propos, je ne me suis même pas présenté, dit Francis en levant son verre et en regardant Laura, je suis Francis et cela fait bientôt vingt ans que je vis au CEVI. Je ne fais normalement pas de guidance pour les nouveaux mais comme le responsable prévu pour votre groupe a déclaré forfait, je viens le remplacer. Cela faisait longtemps que je n’avais plus fait cela mais une nouvelle prise de contact avec le terrain ne me ferait pas de tort.” Francis but une gorgée et sourit, l’air satisfait.

“Quand j’avais votre âge, j’étais un adolescent un peu rageux, toujours en colère, je voulais changer le monde… “ Francis finit son verre. “Puis, j’ai rencontré un professeur qui a su me parler et me dire les choses juste au bon moment. Je vous épargne les détails, mais c’est grâce à lui que j’ai décidé d’entreprendre des études de philosophie et ma thèse portait sur les sociétés utopiques. Et j’ai la prétention de croire que le CEVI a besoin de quelqu’un comme moi et je fais de mon mieux pour remplir ce rôle du mieux que je peux. Ne vous étonnez donc pas si… “ Francis vint déposer son verre sur la table basse du centre, puis il releva la tête et en élevant un peu la voix, ajouta sur un ton presque autoritaire, “Ne vous étonnez pas si je vous pose des questions qui commencent par pourquoi ? Vous n’êtes pas au CEVI pour fuir la réalité mais pour en embrasser une nouvelle et je me considère comme la bonne personne pour vous aider à créer vos nouveaux repères.”

Une partie des nouveaux venus avait déjà un petit peu perdu le fil de ce que disait Francis. Des mots comme “philosophie”, “utopie”, “embrasser une nouvelle réalité” provoquaient immanquablement un court-circuit dans le système de leur concentration mais Laura suivait avec attention.  

“Et je ne voudrais pas manquer l’occasion, de vous poser d’ailleurs une question de philosophie.” Ses yeux quittèrent leur position fixe et pendant un moment, il scruta les participants présents dans la salle. “Je voudrais vous demander de vous présenter brièvement et de partager avec nous la raison pour laquelle vous êtes venus au CEVI. Qu’espérez-vous trouver ici ? Quel est votre rêve ? Au fond, qui êtes vous ? Bon ! Comme on ne peut pas interroger tout le monde, on va se contenter des gens assis dans les trois canapés devant moi. Il vous faut payer votre place assise.“ Conclut-il en regardant Laura. “Qui veut commencer ?”

Personne ne répondit immédiatement. Alors, la personne avec une jambe dans le plâtre finit par bouger pour essayer de se redresser. Sa bedaine naissante, son visage bouffi et son teint cireux trahissaient une mauvaise hygiène de vie mais à la base, c’était un jeune homme bien bâti, plutôt sportif et musclé avec une épaisse chevelure blonde lui arrivant sur les épaules. Quand il prit la parole, il avait l’air assez sûr de lui :   “Bonjour à tous, eh bien moi, je m’appelle Miles, j’étais champion de football jusqu’à mon accident, dit-il en tapotant son plâtre de sa main. Comme je ne peux plus jouer au football dans la réalité, je voudrais continuer à faire des compétitions dans le monde virtuel et continuer à gagner des compétitions”, dit-il avec un sourire. Puis, se rappelant qu’il ne devait pas jouer de façon trop personnelle, il ajouta de façon plus sérieuse : “J’espère qu’on va former une bonne équipe, si on joue en équipe, on a toutes les chances d’y arriver. Je crois avoir déjà trouvé un bon coéquipier ici”, conclut-il en donnant une tape généreuse de sa main épaisse sur l’épaule de Cyril qui fut un peu désarçonné par l’impact mais pas fâché. “Moi, c’est Cyril”, dit le jeune homme élégamment habillé en passant sa main dans ses cheveux noir bouclé,  “comme je ne sais pas exactement où je vais ni pourquoi je suis fait, je viens ici dans l’espoir de faire de nouvelles expériences avec toujours cette soif de découvertes et surtout de liberté.” Finit-il en appuyant sa fin de phrase et en lançant un regard plein de sous-entendu à Laura.

Puis la parole passa à Jack, le jeune homme mit sa main sur son menton, prit une pause puis déclara : “Moi, c’est Jack, et pour moi le CEVI, c’est là maintenant que ça se passe, les CEVIS, c’est… “the place to be”. Quand je vois tout ce qui a été fait depuis le début… C’est ici qu’il faut être.” Conclut-il avec aplomb. Quelques personnes dans la salle approuvèrent.

Puis la grande aux dimensions athlétiques prit la parole dès qu’elle vit que Jack n’allait pas plus loin dans son idée. “Catherine, dit-il en redressant la tête d’un air de défi, pour moi, il n’y a que dans un monde virtuel où on peut rêver d’être une sorte de reine noire. Je voudrais occuper mes journées à préparer des sortilèges, développer des philtres maléfiques, lancer des mauvais sorts et créer une caste d’élites de la magie noire.” Dit-elle en souriant comme pour faire passer son intervention pour une plaisanterie.

“Intéressant, dit Francis, on a à peu près besoin de quelqu’un comme toi dans presque tous les jeux !” 

Puis ce fut au tour de Blondie de se présenter. “Heu, moi je viens pour déguster des glaces virtuelles, dit-elle, joviale.” Quelques rires ponctuèrent sa phrase. “J’espère seulement qu’ils ne vont pas faire grossir mon avatar à chaque fois que j’en mangerai ! “ De nouveaux, des rires éclatèrent, spontanés et un peu plus nombreux que la première fois.  “J’espère aussi que les boîtes de nuit ne recevront pas de réclamation du voisinage pour tapage nocturne” Et de nouveau, des rires ponctuèrent ses fins de phrase. Cela continua encore un moment comme ça puis Francis, estimant que chacun avait assez ri et dit d’une façon plus sérieuse : 

– Et toi Laura, que viens-tu chercher au CEVI ? 

Un instant, Laura pensa que sa réponse était la seule qui semblait vraiment intéresser Francis puis elle chassa vite cette idée de sa tête mais prise par le flot des blagues de Blondie, elle n’avait pas préparé sa réponse, alors elle dit spontanément, ce qu’elle pensait à ce moment-là : 

“ Je ne sais pas, je me dis que … que peut-être que ce sera plus facile ici, je veux dire ici dans un monde virtuel …” Laura sembla hésiter un instant, elle ne voulait pas se dévoiler comme ça. 

Comme pour l’encourager, Francis reprit sa fin de phrase “ ici, dans un monde virtuel…” Laura tordit ses mains l’une dans l’autre : “Oh, je sais pas, je trouve qu’ici dans un monde virtuel, cela devrait être un endroit où chacun devrait pouvoir trouver sa place et être heureux ou heureuse.” Dit-elle faiblement comme en regrettant d’en avoir trop dit et craignant de paraître un peu mièvre devant les autres.

A ce moment, la lèvre supérieure de Catherine se releva subrepticement et personne ne remarqua ce micro-mouvement à part Monsieur Pontfrais qui fixait chacune des personnes assises avec intérêt derrière ses lunettes rondes et qui interpréta ce micro-mouvement facial comme étant un rictus de dégoût.

  • Tout à fait d’accord, répondit Francis, comment ne pas être d’accord avec ça ?

Le reste de la soirée se passa sans incident notoire, Laura et Cyrill s’ignorèrent, Jack et Laura continuèrent à bavarder et Blondie parlait de tout et de rien à Laura, jamais à court d’un sujet de conversation. Puis, soudain, au moment où Laura ne s’y attendait le moins, Blondie demanda à Laura : 

  • Que s’est-il passé entre toi et Cyril que tu cherches à cacher, c’est ton ex, n’est-ce pas ? 

Laura feignit de ne pas comprendre tout en se demandant comment Blondie avait fait pour comprendre cela.

  • Ne t’en fais pas, dit-elle, comme en lisant dans les pensées de Laura, je garderai cela pour moi.  Ne prends pas cet air affolé, gloussa-t-elle. Tu as si peur que cela se sache ? Tiens, je vais te donner quelque chose qui va plus t’aider à le reconquérir que n’importe quel beau message d’amour. 

Et elle glissa discrètement un tube de rouge à lèvre dans la poche de Laura, avec un petit clin d’œil. “On est copines, maintenant, pas vrai ? “ ajouta-t-elle avec un clin d’œil. 

 Francis dit aux participants qu’ils pouvaient encore un peu discuter s’ils le voulaient mais leur conseilla d’aller dormir assez tôt. “Demain, vous serez tous plongés dans votre première expérience immersive. La première fois, c’est la meilleure, donc ne gâchez pas cela et allez dormir tôt.”

Laura resta un peu discuter avec Blondie, elle était rassurée de voir un visage amical et était certaine de devenir l’amie de cette fille qui lui souriait et lui faisait des clins d’œil pour ponctuer quelques-unes de ses blagues tout au long de la conversation. Elles échangèrent quelques banalités puis Laura demanda brusquement et sérieusement cette fois : 

  • Au fond, tu n’as pas vraiment répondu à la question de Francis tout à l’heure. J’imagine que tu ne viens pas vraiment au CEVI pour manger des glaces et des pralines ?
  • Je n’ai jamais parlé de pralines, répondit Blondie.
  • Oui enfin, tu vois ce que je veux dire, insista Laura.
  • Je n’aime pas tant que ça les pralines…

Puis, voyant que Laura attendait plus de substance dans la réponse, elle ajouta en posant sa main sur l’avant-bras de Laura : 

  • Et j’aimerais rencontrer des copines comme toi. 
  • On se connait à peine.
  • Le courant passe déjà bien.
  • On est si différentes. 
  • Complémentaires, plutôt.
  • Tu ne me connais pas
  • Mais déjà mieux qu’hier.
  • Tu as réponse à tout !

Et là, Blondie se tut. Laura lui dit qu’elle allait dans sa chambre, qu’il faisait tard. Blondie lui proposa de l’accompagner. Elles discutèrent encore un peu dans le couloir. Blondie posait beaucoup de questions. “Tu as des frères et soeurs, tu aimes la photographie, tu avais un chien chez toi ?” si bien qu’une fois arrivé à sa chambre, Laura ne lui proposa pas d’entrer. “Au revoir Blondie” et elle referma la porte devant la jeune fille blonde qui restait là plantée devant sa porte. Quand elle entendit les premiers pas qui s’éloignaient de sa chambre, Laura ne put réprimer un léger soupir de soulagement.

Lettre d’adieu de Cyril

Laura s’assit sur son lit de sa modeste chambre et sortit une deuxième lettre de son sac.

Chère Laura,

Te souviens-tu du premier jour de notre rencontre à ce cours de photo ? Tes cheveux étaient noués par une broche en forme de toucan. 

Tu m’as demandé ce que je venais faire ici. Je t’ai dit que je voulais photographier la beauté. Et deux minutes plus tard, je te prenais en photo. A mes premiers clichés, j’ai cru déceler  que tes joues rougissaient un peu.

Après, j’ai souvent regardé ces premiers clichés et quelquefois j’avais des pensées inappropriées en les regardant.

Par la suite de notre relation, j’ai continué à te photographier mais je n’arrivais plus à te faire rougir. Même quand je te demandais de te dénuder un peu. Et puis à force de t’admirer, je pense que je me suis un peu oublié. Je t’avais tellement dans la peau que je ne vivais plus qu’à travers toi. C’est cette impression que tu vivais pour deux.

Aujourd’hui, je veux faire une cure d’abstinence, de désintox si tu préfères… Me confronter à d’autres réalités. Et du coup, j’ai décidé de m’inscrire dans un centre virtuel, paradoxal, non ?

Je suis désolé de te balancer tout ça dans une simple lettre. Tu vas me trouver lâche et tu auras raison mais moi je ne sais pas où j’ai trouvé la force d’écrire cette lettre. Je sais que je ne retrouverai plus jamais quelqu’un comme toi. Je tourne sans doute la page à mes années les plus heureuses de ma vie mais j’ai besoin de retrouver ma liberté, même au prix d’une grande douleur.

Adieu Laura.

Cyril.

PS : Ne rends pas les choses compliquées s’il te plaît.

“Je te déteste” dit Laura à voix haute tout en pensant “Je t’aime connard”. 

Le lendemain, Laura aurait sa première connexion dans un monde virtuel. Francis leur avait promis qu’il s’agissait d’une expérience unique. Avec la fatigue des derniers jours et probablement aidée par ce qu’elle avait bu à la présentation de Francis, elle s’endormit facilement.