Chapitre 2 : A la pizzeria

Laura et moi avions choisi de nous donner rendez-vous dans un restaurant italien. Ce qu’elle préférait par-dessus tout dans la vie réelle, c’était les pizzas. Elle a toujours adoré les “Quatro fromaggi” ou les “Quatro stagioni”. Je tenais à lui montrer que j’étais toujours là pour elle, qu’elle pouvait compter sur moi et que je tenais toujours à elle, bref qu’elle était toujours ma petite fille adorée, histoire de renouer un lien père-fille qui s’était un peu distendu ces derniers temps.

Après vingt minutes d’attente, je commençais à m’impatienter, j’étais arrivé dix minutes trop tôt et elle avait déjà dix minutes de retard. Cela devenait lassant. Pour tromper mon ennui et pour penser à autre chose, je commençais à comparer les prix des plats… “Tiens, le carbonara est plus cher que la margherita, et de deux euros en plus !”

Paris - vie réelle

Paris – vie réelle

Laura

Plongé dans mon analyse comparative des prix des plats du menu, je ne remarquai pas qu’elle s’était approchée et quand je relevai les yeux, elle était déjà debout devant moi et me regardait, amusée. Je ne l’avais pas du tout vue arriver. Surpris et un peu confus, je me levai pour lui faire la bise mais elle s’était déjà assise.

– Coucou Papa, dit-elle sans me regarder. Je vois que t’as déjà commencé à étudier les prix de la carte, alors est-ce que la “capricciosa” est plus chère que la “quattro stagioni” ? dit-elle avec son ton habituel, un peu moqueur.

– Oui, je t’en prie, assieds-toi, ça me fait plaisir de te voir, lui répondis-je.

Elle me sourit et je la trouvai plus charmante que jamais. Son visage était joliment dessiné, des sourcils symétriques, un joli nez séparant bien ses deux hautes pommettes, des lèvres larges et fines. Et ses yeux verts clairs étaient encore plus beaux que ceux de sa mère quand elle ne détournait pas le regard comme maintenant.

– Tiens regarde la carte, je vais prendre des scampis à l’ail et toi, une pizza Vivaldi comme d’habitude ?

Sans quitter les yeux de la carte, elle finit par répondre après une petite minute :

– Pour moi, ce sera des involtinis de veau et aubergines romarin.

– Avec un ice tea ?

– Avec un verre de vin rouge.

– Ah… Comme tu voudras. 

Los Angeles

Los Angeles

Monsieur Pontfrais

On commanda et en attendant l’arrivée des plats, j’essayai d’ouvrir la discussion par une question ouverte :

– Comment vont tes cours ?

Elle s’était inscrite à l’université pour apprendre le droit. Difficile de dire si l’idée venait vraiment d’elle ou d’une de ses copines… En tous cas, elle n’en parlait pas beaucoup.

– En réalité, ça va, démarra-t-elle sans trop de conviction… J’ai un prof qui me fait penser à toi. Il porte toujours des vieux pantalons de velours côtelés. Il n’aime pas beaucoup le bruit et paraît fort absorbé par ses idées derrière ses lunettes cerclées.

– Ah ? Mais je ne porte pas de lunettes cerclées… Comment s’appelle-t-il ?

– Monsieur Pontfrais, c’est le prof d’histoire de philosophie. Il va venir tout à l’heure d’ailleurs. Et toi, ça va à Schaerboek, Camélia te fait toujours tes cappuccinos avec deux sucres de canne comme tu les aimes ?

– Honnêtement, cela ne va pas si bien que cela…

– Ah ? Son regard chercha le mien pour la première fois. 

– Laura, dis-je gravement d’un ton solennel.

– Qu’y a-t-il père ?  répondit-elle en imitant mon attitude grave.

– Pourquoi tu veux vivre ta vie en virtuel ?

Elle m’étudia un instant puis se redressa sur son siège en prenant un air dégagé. Ensuite, elle fit la moue et soupira. Quelques longues secondes s’écoulèrent et l’ambiance devenait un peu pesante. Je remarquai que les autres clients nous regardaient régulièrement. Je trouvais qu’ils avaient des gestes un peu stéréotypés, un peu mécaniques. Mais pourquoi nous regardaient-ils tous si régulièrement dans notre direction, on ne parle pas si fort pourtant, me demandai-je.

Viaduc de Millau - France - Monsieur Pontfrais

Viaduc de Millau – France – Monsieur Pontfrais

– Tu l’as su grâce à ton boulot et c’est pour cela que tu m’as invitée au restaurant, dit-elle sur un ton de reproche en me pointant du doigt. Et moi qui croyais que pour une fois, tu t’intéressais à moi…

– Laura, non, je t’en prie, ne le prends pas sur ce ton.

– Tu te dis que c’est mauvais pour tes élections et qu’il ne faudrait pas que cela se sache mais au fond c’est de nouveau par intérêt que tu m’as invité, pour défendre tes intérêts, me pointant de son index, accusateur, les yeux plissés.

– Laura, implorai-je, est-ce qu’on peut éviter la dispute ?

– Oh, ça va, je te faisais marcher ! dit-elle en riant. Sérieux, tu y as cru ?

– Ben oui, fis-je bougon. Pour en revenir à ma question…

– Je sais ce que je fais, me coupa-t-elle. Pour moi, ce n’est qu’une expérience. 

– Tu sais ce que tu fais ? Mais tu sais que la plupart des gens qui entrent dans un CEVI n’en sortent plus jamais. Et tu as l’air d’avoir pris cette décision à la légère. 

– Mais Papa, cette décision n’est pas irrévocable, tu sais si le centre ne me plaît pas, je m’en irai. 

– Mais tu entends ce que tu dis ? On dirait que tu as juste réservé pour une semaine de stage. Mais Laura, tu as déjà visité un CEVI ? Tu sais qu’une fois rentré, ils font tout pour que tu y restes ? Ils te conditionnent ! 

J’avais haussé le ton sur la dernière phrase, et maintenant, je sentais le feu qui me montait aux joues.

Tout le restaurant me regardait maintenant et je commençais à trouver cela vraiment désagréable. Même si j’avais un peu haussé le ton de la voix, je n’avais quand même pas hurlé. Enfin quoi, c’était normal parfois de ne pas être absolument lisse. Ils m’énervaient et j’avais envie de leur faire comprendre. Je les dévisageai comme ils le faisaient mais les trois clients dont je croisai le regard continuaient de me fixer sans sourciller. 

– Qu’est-ce qu’ils ont tous ici, demandai-je à Laura, ils veulent ma photo ?

Elle ignora soigneusement ma remarque comme elle savait si bien le faire parfois, prit une bouchée de ses pâtes et me répondit sur un ton calme :

– Oui, je sais ce que je fais, papa. Et ne t’avise pas de refuser mon inscription. Et puis, c’est toi qui me disais toujours d’aller au bout des choses sinon, on ne voit jamais la lumière, disais-tu. Et bien ma décision est prise et elle est irrévocable.

A ce moment, je savais qu’elle ne changerait pas d’avis. Un père connaît sa fille. Si elle savait être hésitante et fuyante sur certaines choses dans la vie, elle faisait parfois preuve d’une étonnante détermination pour des choix importants. Elle avait probablement bien plus réfléchi à la question que ce que j’avais imaginé. Décidément, je ne voyais plus très clair, j’avais préparé beaucoup d’arguments et je pensais la convaincre d’abandonner son projet mais je ne pus même pas en développer un sans m’énerver alors qu’elle au contraire restait imperturbable. De temps en temps, j’avais en face de moi la Laura que je connaissais et de temps en temps, elle me semblait doté d’une force inébranlable et je ne la connaissais pas comme ça. 

– Comment trouves-tu le vin ? lui demandai-je pour changer de sujet.

– Un peu aigre !

Maintenant que je savais que je ne pourrais pas la faire changer d’avis, j’essayai au moins de comprendre ses motivations :

– Mais pourquoi tu veux aller dans un CEVI ? lui demandai-je sans m’énerver. Que cherches-tu là ? La vie réelle ne te suffit pas ?

– Non, la vie réelle ne me suffit pas. Je crois qu’on a plus à explorer, plus à apprendre, plus à vivre dans une vie virtuelle.

– Vivre tout dans un monde imaginaire, n’est-ce pas se jeter de la poudre aux yeux ? Rien de ce que tu vas faire ne va servir à quelque chose. Tu ne peux rien bâtir dans un monde virtuel ! Il suffit de débrancher la prise pour que tout disparaisse.

Les clients des tables avoisinantes nous étudiaient sans se cacher maintenant, ils n’avaient plus aucune gêne. La plupart s’était retourné sur leur chaise pour nous observer sans interruption. Curieusement, Laura ne semblait pas s’en offusquer. Elle, d’habitude si discrète, elle avait l’air d’être à son aise dans le rôle principal de la pièce de théâtre jouée à la pizzeria.

– Non, pas du tout, papa, tu te trompes ! Dit-elle avec un accent de sincérité en montrant la paume de ses deux mains. On peut développer son potentiel beaucoup plus vite avec l’aide de programmes d’apprentissage. As-tu oublié cette scène de Matrix où il apprend les arts martiaux ?

Avec la réalité virtuelle, poursuivit-elle, on peut intensifier sa vie, à la fois physiquement et mentalement alors que dans la vie réelle le corps craque ou le moral flanche. Tout peut être plus rapide, plus fluide, plus extraordinaire, plus intense, j’ai envie de goûter à tout cela. En réalité, le vrai paradis n’est concevable que dans un monde virtuel.

– Mais Laura, je ne nie pas l’utilité de passer de temps en temps dans un monde virtuel mais on ne peut pas vivre sa vie dans un monde virtuel. C’est cela qui n’a pas de sens.

Mais pourquoi pas au fond, ne peut-on pas vivre dans un monde virtuel ? dit Laura en imitant ma modulation sur le mot “vivre”.

– … Mais enfin c’est évident… C’est quand même euh… une évidence ! dis-je agacé en sentant de nouveau ma colère qui montait. Il faut vivre dans la vie réelle ! C’est comme ça ! Ta vie, c’est ta vie réelle et ta vie virtuelle, c’est l’accessoire.

– Mmh, intéressant comme concept, me répondit-elle avec une moue… tu prends un dessert papa ? 

– Non merci, je n’ai plus faim. Je soupirai. Écoute-moi Laura, écoute-moi vraiment bien, avec toute l’attention dont tu es capable parce que ce que je vais te dire est vraiment très important. 

Je jouais ma dernière carte.

– Dans ma longue vie, je n’ai pas pu me forger beaucoup de certitudes mais je vais en partager une avec toi : Dans la vie, il n’y a au fond que deux questions à se poser. Les connais-tu ?

– Qui suis-je ? Et où vais-je ?

– C’était vrai à 50% : Qui es-tu ? et surtout : Que veux-tu ? Je veux dire par là, que veux-tu vraiment dans la vie réelle? Cette question est liée à la première. Tout le sens de la vie tourne autour de ces deux questions. Si tu as pris le temps d’y réfléchir avec sincérité, et que tu es en paix avec la réponse, alors ta vie aura du sens et tu seras sur la bonne route.

 

– Mais comment savoir ce qu’on veut vraiment ? demanda Laura.

Ce que tu veux vraiment

– Une des clés pour cela est de se souvenir de ce qui t’a donné une émotion positive pendant l’adolescence, c’est là qu’on prend conscience de qui on est, qu’on l’annonce à son entourage … ou qu’on reste caché…

– Mmh… Le regard de Laura ne semblait pas fixer quelque chose en particulier, elle était perdue dans ses pensées.

– Dis-moi Laura, est-ce que ton aspiration profonde est de vivre ta vie en virtuel ? Je veux dire, est-ce que tu ne risques pas de te réveiller un jour en te disant : “Au fond, j’étais complètement à côté de la plaque.” ? En finissant ma phrase, je craignais de n’avoir été trop loin. 

– Mais enfin Papa, me demanda-t-elle doucement en me souriant plein de malices. Tu n’as rien remarqué de spécial ce soir dans ce restaurant ?

– Euh si, les gens nous regardent comme si on était leur spectacle et ça m’énerve d’ailleurs. Ho, leur criai-je, vous avez fini de nous regarder comme des bêtas, je peux manger tranquillement avec ma fille ? HO !

Rien, aucune réaction de leur part, ils étaient maintenant carrément tous assis, la chaise tournée vers nous, même plutôt vers moi et me regardaient sans bouger, sans même cligner des yeux. Mais il n’y avait pas que cela… La pizzeria était baignée dans un halo de lumière orange-mauve et la sonorité était bizarre… Nos paroles résonnaient un peu comme dans une cathédrale.

– Qu’est-ce qui se passe ici ? demandai-je à Laura.

– Il se passe papa que comme d’habitude, tu n’as rien compris et que tu as plusieurs coups de retard, c’est comme avec maman, dit Laura avec un fond de méchanceté dans le regard.

Les jeunes nous connaissent bien et savent être cruels, parfois. Moi qui venais avec de bonnes intentions, je pris le coup de plein fouet. J’aurais pourtant bien aimé que ma femme soit là en ce moment. 

– Laisse ta mère en dehors de cela, Laura ! Tu sais quoi, eh bien je vais refuser ton inscription à ce CEVI, cela t’apprendra à me manquer de respect. 

– Et comme je viens de te le dire, tu as plusieurs coups de retard, vénérable père. Derrière moi, tout au fond de la salle, dit-elle sans se retourner, tu as remarqué cet homme qui vient en s’avançant vers toi avec ses lunettes cerclées ? Continua Laura en abaissant la voix.

Cela devenait de plus en plus insupportable. L’air devenait irrespirable.

– Qui est ce bonhomme ? Haletai-je, en proie à la panique, je commençais à manquer d’air, il y avait comme une grande agitation à l’intérieur de moi, comme si mon subconscient cherchait à me réveiller.

– C’est monsieur Pontfrais, et quand il arrivera à ta hauteur… tu vas perdre conscience, papa, ajouta-t-elle, toujours avec ce sourire moqueur..

– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

Ma tête commença à tourner, j’essayai de fixer cet homme moustachu qui s’approchait de moi. Il portait un costume vert, une chemise jaune moutarde et un pantalon en velours cotelé, assorti à son veston. Mais le plus intrigant du personnage, ce n’était pas sa moustache ni son veston mais ses lunettes cerclées rondes dont le reflet des des verres cachait complètement ses yeux. Les couleurs de la salle commencèrent à tourner comme dans un kaléidoscope. Puis les lumières se mélangeaient et un bourdonnement de plus en plus fort me montait à la tête. Ma vue se brouilla, j’allais perdre connaissance mais juste avant, je vis que Monsieur Pontfrais avait mis une main sur l’épaule de ma fille. “Qui est ce type?” balbutiai-je. Ensuite, ma tête tomba lourdement sur la table.

Guerre de cent ans

Guerre de cent ans

Merci grillot edouard Radek Grzybowski Rainer Taepper Luca Onniboni Jack Finnigan