A la pizzeria – vie réelle

On avait choisi de se donner rendez-vous dans un restaurant italien. Ce qu’elle préférait par-dessus tout dans la vie réelle, c’était les pizzas. Elle a toujours adoré les “Quatro fromaggi” ou les “Quatro staggioni”. Même si je savais qu’elle avait changé, je tenais à lui montrer que j’étais son père et que je tenais toujours à elle, qu’elle était toujours ma petite adorée.

Mais là, je commençais à m’impatienter, j’étais arrivé dix minutes trop tôt et elle avait déjà dix minutes de retard. Cela devenait lassant. Pour tromper mon ennui et pour penser à autre chose, je commençais à retenir les prix des plats par cœur… “Tiens, le carbonara est plus cher que la marguerita, et de deux euros en plus !”

Laura

Tout d’un coup, elle était debout devant moi. Je ne l’avais pas vue arriver. Je me levai pour lui faire la bise mais elle s’était déjà assise.

– Coucou Papa. Je vois que t’as déjà commencer à étudier les prix de la carte ! dit-elle avec un ton de légère insolence.

– Oui, je t’en prie assieds-toi, ça me fait plaisir de te voir, lui répondis-je du tac-o-tac.

Elle me sourit et je la trouvai charmante. Je trouvais ses yeux verts clairs encore plus beaux que ceux de sa mère.

– Tiens regarde la carte, je vais prendre des scampis à l’ail et toi, une pizza Vivaldi ?

Elle leva les yeux, me regarda comme si j’étais transparent et après replongé le regard dans la carte, elle m’envoya sans hésiter :

– Des involtinis de veau et aubergines romarin.

– Avec un ice tea ?

– Avec un verre de vin rouge.

– Ah… Comme tu voudras. 

Paris - vie réelle

Paris – vie réelle

Monsieur Pontfrais

On commanda et on échangea quelques banalités. Les plats arrivèrent vite et on attaqua de bon cœur.

– Cela se passe bien tes cours ?

Elle s’était inscrite à l’université pour apprendre le droit. Difficile de dire si l’idée venait vraiment d’elle ou de sa mère… En tous cas, elle n’en parlait pas beaucoup.

– Oui, en réalité, ça va… J’ai un prof qui me fait penser à toi. Il porte toujours des vieux pantalons de velours côtelés. Il n’aime pas beaucoup le bruit et parait fort absorbé par ses idées derrières ses lunettes cerclées.

– Ah ? Mais pourtant, je ne porte pas de lunettes cerclées… Comment s’appelle-t-il ?

– Monsieur Pontfrais, c’est le prof d’histoire de la philosophie. Il va venir tout à l’heure. Et toi, ça va à Schaerboek, tu as toujours ton équipe derrière toi ?

Pourquoi tu veux vivre ta vie en virtuel ?

– Non, ça ne va pas…

– Ah ? Son regard chercha le mien pour la première fois. C’était le bon moment.

– Laura ? dis-je gravement.

– Oui, papa ?

– Pourquoi tu veux vivre ta vie en virtuel ?

Elle continua à me dévisager puis se redressa sur son siège et prit un air dégagé. Elle me fixa dans les yeux un instant puis reprit une bouchée de son repas. Quelques longues secondes s’écoulèrent. Je remarquai que les autres clients nous regardaient régulièrement. Ils avaient des gestes un peu stéréotypés.

– Tu l’as su grâce à ton boulot et c’est pour cela que tu m’as invitée au restaurant, dit-elle sur un ton de reproche. Et moi qui croyais que pour une fois, tu t’intéressais à moi…

– Laura, non, je t’en prie, ne le prends pas sur ce ton.

– Oh, dis donc, mon papounet, il me semble que démarres un peu vite aujourd’hui. Je te faisais marcher !

Un large sourire fendit son visage.

– Je sais ce que je fais, reprit-elle. Pour moi, ce n’est qu’une expérience. Je ne resterai pas dans le centre plus d’un an, c’est promis.

– Tu sais ce que tu fais ? Mais tu entends ce que tu dis ?  Tu as déjà visité un CEVI ? Je sifflai entre mes dents. Tu sais qu’une fois rentré, ils font tout pour que tu y restes ? Ils te conditionnent !

Los Angeles

Los Angeles

Je sais ce que je fais, papa

Elle dévisagea quelques secondes et reprit sur un ton plus calme en soutenant toujours mon regard.

– Oui, je sais ce que je fais, papa. Et ne t’avises surtout pas de refuser mon inscription.

Au ton de sa dernière phrase, je savais qu’elle ne changerait pas d’avis et qu’elle avait bien réfléchi avant de prendre sa décision. Décidément, je ne voyais plus très clair dans son petit jeu.De temps en temps, j’avais en face de moi la Laura que je connais et de temps en temps, elle me semblait si étrangère, si insaisissable.

– Comment tu trouves le vin ? lui-demandai-je pour changer de sujet.

– Un peu aigre !

– Mais pourquoi tu veux aller dans un CEVI ? repris-je doucement. Que cherches-tu là ? La vie réelle ne te suffit pas ?

Le sens de la vie dans un monde virtuel

– Peut-être pas ! Peut-être que la vie réelle ne me suffit pas ! je crois qu’on a plus à explorer, plus à apprendre, plus à vivre dans une vie virtuelle et en plus, c’est moins risqué pour la santé.

– Vivre tout dans un monde imaginaire, n’est-ce pas se jeter de la poudre aux yeux ? Rien de ce que tu vas faire ne va servir à quelque chose. Tu ne peux rien bâtir dans un monde virtuel ! Il suffit de débrancher la prise pour que tout disparaisse.

– Non, pas du tout, papa, tu te trompes ! Dit-elle avec un accent de sincérité en montrant la paume de ses deux mains. On peut développer son potentiel beaucoup plus vite avec l’aide de programmes d’apprentissage. As-tu oublié cette scène de Matrix ?

– Avec la réalité virtuelle, poursuivit-elle, on peut intensifier sa vie, là où le corps craque. Tout peut être plus rapide, plus fluide, plus extraordinaire, plus intense, j’ai envie de goûter de tous ces fruits défendus. En réalité, le paradis n’est concevable que dans un monde virtuel.

– Mais Laura, je ne nie pas l’utilité de passer de temps en temps dans un monde virtuel mais on ne peut pas vivre sa vie dans un monde virtuel. Cela n’aurait pas de sens.

– Mais pourquoi pas au fond ? dit Laura après un instant de réflexion.

– … Mais enfin c’est évident… C’est quant même euh… une évidence ! dis-je agacé. Il faut vivre dans la vie réelle ! C’est une évidence !

– Ah une évidence ? Alors oui, je comprends, dit-elle avec une pointe d’ironie, tu prends un dessert papa ?

Deux vraies questions du sens de la vie

– Non merci, je n’ai plus faim. Je soupirai. Ecoute-moi Laura, écoute-moi vraiment bien, avec ton cœur parce que ce que je vais te dire est vraiment très important. Dans ma vie, je n’ai pas pu me forger beaucoup de certitudes mais je vais en partager une avec toi : Dans la vie, il n’y a au fond que deux questions à se poser. Les connais-tu ?

– Qui suis-je ? Et où vais-je ?

– C’était vrai à 50% : Qui es-tu ? et surtout : Que veux-tu ? Je veux dire par là, que veux-tu vraiment dans la vie réelle? Cette question est liée à la première. Tout le sens de la vie tourne autour de ces deux questions. Si tu as pris le temps d’y réfléchir avec sincérité, et que tu es en paix avec la réponse alors, tu seras heureuse et la vie va te sourire.

Ce que tu veux vraiment

Ce que tu veux vraiment

– Mais comment savoir ce qu’on veut vraiment ? demanda Laura.

– Une des clés est de se souvenir de ce qui t’a donné une émotion positive pendant l’adolescence, c’est là qu’on prend conscience de qui on est, qu’on l’annonce à son entourage … ou qu’on reste caché…

– Mmh… Le regard de Laura ne semblait pas fixer quelque chose en particulier, elle était perdue dans ses pensées.

– Dis-moi Laura, est-ce que ton aspiration profonde est de vivre ta vie en virtuel ? En finissant ma phrase, je craignais de n’avoir été trop insistant. Sa réaction me surprit.

Viaduc de Millau - France - Monsieur Pontfrais

Viaduc de Millau – France – Monsieur Pontfrais

L’arrivée de monsieur Pontfrais

– Mais enfin Papa, me demanda-t-elle doucement en me souriant. Tu n’as remarqué de spécial ce soir ?

– Si, les gens nous regardent assez souvent…

En plus de cela, il régnait dans cette pizzeria un halo de lumière orange mauve et que la sonorité était bizarre… Nos paroles résonnaient comme dans une cathédrale.

– Euh pourquoi tu dis ça ? demandai-je.

– Tu n’as pas remarqué que les gens autour de nous parlent de moins en moins et nous regardent de plus en plus ?

– Oui, ça c’est vrai, pourquoi ils nous regardent comme ça, d’ailleurs ?

– Et derrière moi, tout au fond de la salle, dit-elle sans se retourner, tu as remarqué cet homme qui vient en s’avançant vers toi avec ses lunettes cerclées ?

– Qui est ce bonhomme ? Je commençais à me sentir mal à l’aise, il y avait comme une grande agitation à l’intérieur de moi, comme si mon subconscient cherchait à me réveiller.

– C’est monsieur Pontfrais, et quand il arrivera à ta hauteur… tu vas perdre conscience. ajouta-t-elle avec un sourire énigmatique.

– Quoi ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Ma tête commença à tourner, j’essayai de fixer cette homme qui s’approchait de moi. Il portait un costume vert et des lunettes cerclées dont le reflet cachait ses yeux, il me semble l’avoir déjà vu quelque part. Les couleurs de la salle commencèrent à tourner comme dans un kaléidoscope. Juste avant de perdre connaissance, je vis que Monsieur Pontfrais avait mis une main sur l’épaule de ma fille. Ma tête tomba lourdement sur la table.

Guerre de cent ans

Guerre de cent ans

Merci grillot edouard Radek Grzybowski Rainer Taepper Luca Onniboni Jack Finnigan